Djerba. Hiver 2012.
La mer était grise, mais l’air portait encore cette douceur étrange propre aux îles méditerranéennes, même au cœur de décembre. Nassim marchait seul sur le sentier sablonneux derrière la maison familiale. Dans sa poche, un sachet de poudre de thé à la menthe, issu de sa dernière extraction. Dans sa tête, une tempête.
Il ne dormait presque plus. Chaque nuit, il imaginait les contours d’une chaîne de production artisanale, capable de transformer sa technologie en réalité commerciale. Il n’était plus un simple inventeur. Il était devenu, par force, un bricoleur d’usine.
La pièce qu’il utilisait comme atelier était un ancien abri de jardin reconverti. L’humidité y rongeait les murs, et l’odeur du métal découpé y flottait en permanence. Sur un établi en bois, s’entassaient outils rouillés, câbles, moteurs récupérés, tubes de PVC, résistances de chauffe-eau, ventilateurs d’ordinateur. Il passait ses journées à souder, démonter, remonter.
C’est dans ce chaos que naquirent les premières machines artisanales d’infusion instantanée, entièrement conçues par lui. Des monstres mécaniques hétéroclites, mais vivants. Chacune avait un rôle précis : extraire, condenser, stabiliser.
Il ne les appelait pas machines. Il les appelait “mes bêtes”.
Pour financer tout cela, Nassim prit un pinceau. Littéralement.
Il peignait des murs, à la main, chez des voisins ou des commerçants, pour quelques dizaines de dinars. Il économisait chaque centime, chaque vis, chaque gramme de matière première.
Sa vie n’avait plus de frontières. Il dormait sur une chaise. Mangeait debout. Pensait en respirant.
Sa mère commençait à s’inquiéter.
— « Tu n’es ni ouvrier, ni chercheur. Tu es quoi exactement, mon fils ? »
— « Je suis… entre les deux, maman. Mais j’avance. »
Puis vint le premier vrai test commercial.
Il prépara une petite quantité de thé instantané, conditionnée à la main, sans emballage ni marque, et alla toquer à la porte d’un salon de thé local. Le gérant, un homme bourru aux sourcils froncés, goûta. Il fronça encore plus les sourcils. Puis se tut.
Il appela sa femme depuis l’arrière-boutique. Elle goûta aussi. Et murmura :
— « On dirait du vrai. Non, mieux que le vrai. »
Le lendemain, le salon passait sa première commande.
Durant six mois, Nassim affina le produit. Il observait les réactions des clients, les sourires timides, les yeux levés après la première gorgée. Il ajustait la granulométrie, la solubilité, l’équilibre entre parfum et texture.
Chaque tasse servie devenait une expérimentation.
Chaque retour client, une donnée précieuse.
Djerba devint son laboratoire vivant.
Mais plus le produit avançait, plus la réalité revenait frapper à la porte :
Il était seul.
Et il ne pouvait plus avancer sans investissement.
C’est à ce moment-là qu’il rencontra Monsieur Kadri, un homme d’affaires à la retraite, propriétaire de plusieurs commerces dans la région. Kadri ne comprenait rien à la technologie, mais il comprenait une chose : les gens aimaient ce thé. Il sentait “le truc”.
Ils s’associèrent. Kadri apporta un modeste capital – 30 000 dinars – en échange de 66 % de l’entreprise. Une part monstrueuse. Mais Nassim n’avait pas le luxe de négocier. Il accepta.
Il nomma la startup Solareef : “Soleil” pour la Tunisie, “Reef” pour l’écosystème marin, symbole de complexité, de richesse, d’équilibre.
Il avait tout donné.
Sa technologie. Son rêve. Son autonomie.
Mais il se dit qu’avec ce financement, il pourrait bâtir enfin l’usine.
Ce qu’il ignorait, c’est qu’il venait de signer un pacte avec l’ombre.