Les tensions s’intensifient entre Washington et Tunis autour d’une nouvelle initiative du Congrès américain, présentée comme un « projet sur la démocratie tunisienne ». Pour les parlementaires américains, il s’agit d’une tentative de restaurer la démocratie en Tunisie après les prises de pouvoir controversées du président Kaïs Saïed. Mais pour beaucoup de Tunisiens, cela ressemble à une intrusion flagrante dans leurs affaires souveraines – une démarche perçue comme hypocrite et même anti-démocratique. Cet article se penche sur ce que propose le Congrès américain, pourquoi cela est vécu comme une ingérence, et établit des analogies avec des situations passées – notamment lorsque le gouvernement dirigé par le parti islamiste avait mené des politiques anti-démocratiques sans que Washington n’intervienne. Nous examinerons aussi l’héritage des interventions américaines dans la région qui nourrit la méfiance tunisienne. L’enjeu : déterminer si cette nouvelle croisade américaine est un vrai soutien à la démocratie ou une immixtion malvenue.
Depuis 2021, le Congrès multiplie les signaux d’alerte face à ce qu’il décrit comme un « recul démocratique » en Tunisie. En 2023, il a introduit le Safeguarding Tunisian Democracy Act (S.2006), qui conditionne une partie de l’aide américaine à des avancées démocratiques concrètes. Deux volets majeurs :
À ces initiatives s’ajoute la résolution S.Res.310 du Sénat (juin 2025), qui « exprime une profonde inquiétude » face à l’érosion de l’indépendance judiciaire, à la répression politique et à la concentration des pouvoirs. Le texte appelle même à sanctionner les responsables tunisiens impliqués dans la répression.
Si cette résolution reste symbolique, elle place de fait la Tunisie sous une surveillance politique étroite. Or, l’impact potentiel est lourd : la suspension d’une partie de l’aide américaine, ou une coopération militaire réduite, fragiliserait encore plus une économie tunisienne déjà en crise.
La résolution S.Res.310 affirme que les États-Unis restent « profondément préoccupés » par :
Le texte appelle à :
En parallèle, le Safeguarding Tunisian Democracy Act (S.2006) prévoit :
💬 « Depuis l’été 2021, le président Saïed a consolidé son pouvoir en sapant les institutions démocratiques. Nous devons rappeler aux Tunisiens leur héroïque réussite du printemps arabe », a déclaré le sénateur démocrate Dick Durbin, initiateur du texte.
Pour le président Saïed et ses partisans, il s’agit d’une atteinte claire à la souveraineté nationale. Depuis son coup de force du 25 juillet 2021, Saïed dénonce toute « ingérence étrangère ». Son discours nationaliste séduit une partie de la population, lassée des leçons venues de l’étranger.
La résolution américaine renforce ce narratif : plutôt que de céder à la pression, Saïed peut s’en servir pour mobiliser son électorat. Même certains opposants dénoncent la démarche de Washington. Hichem Ajbouni, figure de l’opposition démocratique, a ainsi déclaré : « Les derniers à pouvoir nous donner des leçons de démocratie et de droits humains sont les Américains, vu ce qui se passe à Gaza ».
Beaucoup y voient une contradiction : comment promouvoir la démocratie par des diktats extérieurs ? L’initiative du Congrès, loin d’aider, pourrait affaiblir les forces démocratiques locales, accusées d’être manipulées par l’étranger.
Un grief majeur revient sans cesse : « Où était l’Amérique avant ? » Lorsque le parti islamiste Ennahda gouvernait (2011–2013), la Tunisie a connu de graves atteintes à la démocratie : assassinats de figures de gauche (Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi), violences politiques, infiltration de l’État par des réseaux islamistes. À l’époque, Washington s’était contenté de condamnations symboliques, sans jamais conditionner son aide ni brandir de sanctions.
Aujourd’hui, face à Saïed – un président séculier – les États-Unis réagissent avec vigueur. Cette sélectivité nourrit l’idée d’un double standard : tolérance envers les islamistes jugés « fréquentables », intransigeance envers un dirigeant nationaliste. Pour beaucoup, cela prouve que Washington défend moins la démocratie que ses propres préférences politiques.
La colère tunisienne repose en partie sur la comparaison avec les années 2011–2013.
À l’époque, Washington s’était contenté de condamnations formelles. Aucun projet de loi, aucune menace de sanctions. Comme l’a noté un diplomate américain : « Nous avons préféré laisser les Tunisiens gérer leur crise par le dialogue ».
Cette différence de traitement nourrit aujourd’hui le ressentiment. Pourquoi tant de sévérité contre Saïed et tant de retenue face à Ennahda ?
La méfiance tunisienne s’ancre aussi dans une mémoire plus large des politiques américaines au Moyen-Orient :
Ces contradictions alimentent l’idée que Washington ne brandit la démocratie que lorsque cela l’arrange.
L’attitude américaine illustre une tension permanente :
En septembre 2025, le Pentagone a approuvé la vente à la Tunisie de missiles antichars Javelin pour 900 millions USD – une première en Afrique du Nord.
Un paradoxe : comment dénoncer un régime autoritaire tout en lui livrant des armes sophistiquées ?
Le Congrès américain n’a pas tort de constater que la Tunisie traverse une crise démocratique. Mais en imposant une pression extérieure, il risque d’obtenir l’effet inverse : renforcer le discours souverainiste de Saïed, discréditer l’opposition et accentuer la fracture interne.
La démocratie tunisienne ne peut être sauvée que par les Tunisiens eux-mêmes. Les soutiens extérieurs doivent rester accompagnateurs, non prescripteurs. L’histoire récente montre que les transitions réussies naissent du dialogue national, pas des injonctions étrangères.
En définitive, l’initiative américaine apparaît pour beaucoup comme une ingérence, plus que comme un appui sincère. La Tunisie a besoin de partenaires, pas de tuteurs. La démocratie se construit par l’intérieur – et ce n’est pas à Washington d’en fixer les règles.