Le projet du Congrès américain sur la démocratie tunisienne : soutien ou ingérence ?

SAMI
September 5, 2025 8 mins to read
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Les tensions s’intensifient entre Washington et Tunis autour d’une nouvelle initiative du Congrès américain, présentée comme un « projet sur la démocratie tunisienne ». Pour les parlementaires américains, il s’agit d’une tentative de restaurer la démocratie en Tunisie après les prises de pouvoir controversées du président Kaïs Saïed. Mais pour beaucoup de Tunisiens, cela ressemble à une intrusion flagrante dans leurs affaires souveraines – une démarche perçue comme hypocrite et même anti-démocratique. Cet article se penche sur ce que propose le Congrès américain, pourquoi cela est vécu comme une ingérence, et établit des analogies avec des situations passées – notamment lorsque le gouvernement dirigé par le parti islamiste avait mené des politiques anti-démocratiques sans que Washington n’intervienne. Nous examinerons aussi l’héritage des interventions américaines dans la région qui nourrit la méfiance tunisienne. L’enjeu : déterminer si cette nouvelle croisade américaine est un vrai soutien à la démocratie ou une immixtion malvenue.

La pression américaine : conditionnalité de l’aide et menaces de sanctions

Depuis 2021, le Congrès multiplie les signaux d’alerte face à ce qu’il décrit comme un « recul démocratique » en Tunisie. En 2023, il a introduit le Safeguarding Tunisian Democracy Act (S.2006), qui conditionne une partie de l’aide américaine à des avancées démocratiques concrètes. Deux volets majeurs :

  • Réduction de l’aide : une coupure de 25 % de l’assistance (y compris une partie de l’aide sécuritaire) tant que le gouvernement tunisien n’a pas démontré de progrès crédibles vers le rétablissement de l’État de droit et des libertés.
  • Fonds de soutien à la démocratie : 100 millions de dollars par an pour renforcer les institutions démocratiques (Parlement, justice indépendante, médias libres, société civile), mais seulement si Tunis engage des réformes tangibles.

À ces initiatives s’ajoute la résolution S.Res.310 du Sénat (juin 2025), qui « exprime une profonde inquiétude » face à l’érosion de l’indépendance judiciaire, à la répression politique et à la concentration des pouvoirs. Le texte appelle même à sanctionner les responsables tunisiens impliqués dans la répression.

Si cette résolution reste symbolique, elle place de fait la Tunisie sous une surveillance politique étroite. Or, l’impact potentiel est lourd : la suspension d’une partie de l’aide américaine, ou une coopération militaire réduite, fragiliserait encore plus une économie tunisienne déjà en crise.

Que propose exactement le Congrès américain ?

La résolution S.Res.310 affirme que les États-Unis restent « profondément préoccupés » par :

  • « l’érosion de l’indépendance judiciaire »,
  • « la consolidation non démocratique du pouvoir »,
  • et « la répression des opposants pacifiques ».

Le texte appelle à :

  • La libération des prisonniers politiques.
  • Le respect des libertés publiques.
  • Des sanctions ciblées contre les responsables de la répression.

En parallèle, le Safeguarding Tunisian Democracy Act (S.2006) prévoit :

  • Une réduction de 25 % de l’aide américaine, sauf si des « progrès démocratiques crédibles » sont certifiés.
  • La création d’un fonds spécial de 100 millions de dollars/an (2024–2025) pour soutenir la société civile et les médias indépendants.

💬 « Depuis l’été 2021, le président Saïed a consolidé son pouvoir en sapant les institutions démocratiques. Nous devons rappeler aux Tunisiens leur héroïque réussite du printemps arabe », a déclaré le sénateur démocrate Dick Durbin, initiateur du texte.

La souveraineté en jeu : réactions tunisiennes

Pour le président Saïed et ses partisans, il s’agit d’une atteinte claire à la souveraineté nationale. Depuis son coup de force du 25 juillet 2021, Saïed dénonce toute « ingérence étrangère ». Son discours nationaliste séduit une partie de la population, lassée des leçons venues de l’étranger.

La résolution américaine renforce ce narratif : plutôt que de céder à la pression, Saïed peut s’en servir pour mobiliser son électorat. Même certains opposants dénoncent la démarche de Washington. Hichem Ajbouni, figure de l’opposition démocratique, a ainsi déclaré : « Les derniers à pouvoir nous donner des leçons de démocratie et de droits humains sont les Américains, vu ce qui se passe à Gaza ».

Beaucoup y voient une contradiction : comment promouvoir la démocratie par des diktats extérieurs ? L’initiative du Congrès, loin d’aider, pourrait affaiblir les forces démocratiques locales, accusées d’être manipulées par l’étranger.

Deux poids, deux mesures : silence sous Ennahda, indignation sous Saïed

Un grief majeur revient sans cesse : « Où était l’Amérique avant ? » Lorsque le parti islamiste Ennahda gouvernait (2011–2013), la Tunisie a connu de graves atteintes à la démocratie : assassinats de figures de gauche (Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi), violences politiques, infiltration de l’État par des réseaux islamistes. À l’époque, Washington s’était contenté de condamnations symboliques, sans jamais conditionner son aide ni brandir de sanctions.

Aujourd’hui, face à Saïed – un président séculier – les États-Unis réagissent avec vigueur. Cette sélectivité nourrit l’idée d’un double standard : tolérance envers les islamistes jugés « fréquentables », intransigeance envers un dirigeant nationaliste. Pour beaucoup, cela prouve que Washington défend moins la démocratie que ses propres préférences politiques.

Une mémoire encore vive : le silence sous Ennahda

La colère tunisienne repose en partie sur la comparaison avec les années 2011–2013.

  • Février 2013 : assassinat de l’opposant Chokri Belaïd.
  • Juillet 2013 : assassinat de Mohamed Brahmi.
    Ces crimes politiques, survenus sous le gouvernement dominé par Ennahda, ont plongé le pays dans la rue.

À l’époque, Washington s’était contenté de condamnations formelles. Aucun projet de loi, aucune menace de sanctions. Comme l’a noté un diplomate américain : « Nous avons préféré laisser les Tunisiens gérer leur crise par le dialogue ».

Cette différence de traitement nourrit aujourd’hui le ressentiment. Pourquoi tant de sévérité contre Saïed et tant de retenue face à Ennahda ?

L’héritage des contradictions américaines dans la région

La méfiance tunisienne s’ancre aussi dans une mémoire plus large des politiques américaines au Moyen-Orient :

  • Soutien à des dictateurs alliés (Ben Ali, Moubarak, etc.) tant qu’ils servaient les intérêts stratégiques.
  • Interventions militaires en Irak (2003) et en Libye (2011), justifiées au nom de la démocratie, mais perçues comme destructrices.
  • Silence face au coup d’État en Égypte (2013), où l’armée a renversé un président élu sans sanction américaine.
  • Complicité avec les violations des droits palestiniens par Israël, qui mine toute crédibilité morale américaine.

Ces contradictions alimentent l’idée que Washington ne brandit la démocratie que lorsque cela l’arrange.

Quand la démocratie rime avec intérêts stratégiques

L’attitude américaine illustre une tension permanente :

  • D’un côté, Washington sanctionne la dérive autoritaire.
  • De l’autre, il renforce la coopération militaire.

En septembre 2025, le Pentagone a approuvé la vente à la Tunisie de missiles antichars Javelin pour 900 millions USD – une première en Afrique du Nord.

Un paradoxe : comment dénoncer un régime autoritaire tout en lui livrant des armes sophistiquées ?

Conclusion : la démocratie tunisienne, une affaire tunisienne

Le Congrès américain n’a pas tort de constater que la Tunisie traverse une crise démocratique. Mais en imposant une pression extérieure, il risque d’obtenir l’effet inverse : renforcer le discours souverainiste de Saïed, discréditer l’opposition et accentuer la fracture interne.

La démocratie tunisienne ne peut être sauvée que par les Tunisiens eux-mêmes. Les soutiens extérieurs doivent rester accompagnateurs, non prescripteurs. L’histoire récente montre que les transitions réussies naissent du dialogue national, pas des injonctions étrangères.

En définitive, l’initiative américaine apparaît pour beaucoup comme une ingérence, plus que comme un appui sincère. La Tunisie a besoin de partenaires, pas de tuteurs. La démocratie se construit par l’intérieur – et ce n’est pas à Washington d’en fixer les règles.

Sources

  • Congress.gov – Texte officiel : S.Res.310 – A resolution expressing the sense of the Senate on the importance of democracy in Tunisia, 119th Congress (2025).
  • Webdo.tn – « Tout savoir sur le projet sur la démocratie tunisienne au Congrès américain » (2025).
  • Le Courrier de l’Atlas – « Washington accentue sa pression sur Tunis au nom de la démocratie » (2025).
  • Reuters – Déclarations américaines suite à l’assassinat de Mohamed Brahmi, 2013.
  • The Guardian – Couverture des assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, 2013.
  • Foreign Policy Research / Analyses académiques – Sur l’attitude des États-Unis face à la transition tunisienne (2011–2013).
  • Arab Opinion Index (Doha Institute) – Données sur la perception du rôle des États-Unis dans la région (2022–2023).
  • Rapports de presse spécialisés – Sur l’approbation par Washington d’une vente d’armes (système Javelin) à la Tunisie en 2025.



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