Le Projet de Loi de Finances (PLF) tunisien pour l’année 2026 se présente comme un document stratégique élaboré dans un contexte de tensions budgétaires extrêmes et d’une dépendance accrue aux sources de financement intérieures. Il cherche à opérer un équilibre délicat entre l’impératif de consolidation des finances publiques — notamment par l’élimination de subventions coûteuses — et la nécessité de préserver la cohésion sociale à travers des mesures de soutien au pouvoir d’achat et à l’investissement régional. Cette analyse déconstruit les fondations macroéconomiques sur lesquelles repose le PLF 2026 et évalue l’impact multidimensionnel de ses mesures sur la stabilité monétaire et la vie quotidienne des citoyens.
Le PLF 2026 est élaboré alors que l’État tunisien fait face à une période prolongée de forte contrainte budgétaire, exacerbée par un tarissement des sources de financement externes conventionnelles.1 L’absence de programmes majeurs avec des bailleurs de fonds multilatéraux, comme le Fonds Monétaire International (FMI), maintient une pression intense sur les équilibres macroéconomiques et les réserves de change.2
Face à ces difficultés, le gouvernement a défini des priorités stratégiques claires. Le PLF vise principalement à consolider la justice sociale et à promouvoir l’équilibre régional.3 Un accent particulier est mis sur l’investissement public comme moteur essentiel pour stimuler l’investissement privé, le soutien aux petites et moyennes entreprises (PME), ainsi qu’aux entreprises communautaires.4 Parallèlement, l’État ambitionne d’accélérer les réformes structurelles dans des secteurs vitaux tels que la santé, les transports, l’éducation et les énergies renouvelables.4 Une composante essentielle de la stratégie fiscale repose sur la lutte contre l’évasion fiscale et l’intégration progressive de l’économie informelle par la digitalisation et la simplification des procédures administratives.5
L’équilibre financier du PLF 2026 repose sur des hypothèses macroéconomiques qui apparaissent plus optimistes que celles formulées par les institutions financières internationales (IFIs).
Les hypothèses officielles du gouvernement pour le PLF 2026 prévoient une croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) réel à 2,4% et un taux d’inflation moyen projeté à 5,0%.6 Ces chiffres servent de base au calcul des recettes fiscales et à la gestion des dépenses.
Or, en comparaison, les projections des IFIs sont plus prudentes. Le FMI anticipe une croissance plus faible pour 2026, s’établissant à environ 2,1% (après 2,5% en 2025), signalant un ralentissement de l’activité économique.6 De même, l’estimation de l’inflation par le FMI est plus pessimiste, s’élevant à 6,1% pour 2026, ce qui contredit l’objectif de 5,0% du PLF.6
Tableau I. Comparaison des Hypothèses Macroéconomiques (PLF 2026 vs. IFIs)
Indicateur | Hypothèse PLF 2026 (Gouvernement) | Projection FMI 2026 | Projection Banque Mondiale (Moyen Terme) |
Croissance du PIB Réel | 2,4% | 2,1% | 2,4% |
Taux d’Inflation (Moyenne) | 5,0% | 6,1% | N/A |
Source | 6 | 6 | 6 |
La divergence entre les hypothèses du PLF et celles des institutions multilatérales est un point d’analyse critique. Une croissance réelle plus faible, combinée à une inflation plus élevée que prévu, réduirait mécaniquement les recettes fiscales réelles de l’État et augmenterait potentiellement certaines dépenses (notamment d’intérêt et de subventions résiduelles).
Cette différence s’explique par la nécessité de justifier un besoin de financement minimal. En utilisant des hypothèses macroéconomiques plus favorables (croissance élevée et inflation contenue), le gouvernement peut minimiser artificiellement le déficit projeté et, par conséquent, les besoins de financement externe. Cependant, étant donné que l’accès au financement externe est sévèrement limité, un manque de recettes résultant d’une croissance manquée forcera inéluctablement l’État à solliciter de nouveau la Banque Centrale de Tunisie (BCT), confirmant ainsi une dépendance structurelle au soutien monétaire. Cet optimisme budgétaire est donc un prélude à la monétisation du déficit, qui sera analysée plus loin.
L’architecture budgétaire du PLF 2026 est révélatrice de la pression financière qui pèse sur l’État. Les recettes globales sont fixées à 52,560 milliards de dinars 1, dont l’écrasante majorité, 47,773 milliards de dinars, provient des recettes fiscales.1
En face, les charges budgétaires (dépenses totales) sont estimées à 63,575 milliards de dinars.6 Le déficit budgétaire, hors remboursement de la dette, s’établit donc implicitement autour de 11,015 milliards de dinars.
Le poste le plus lourd, en termes de mobilisation de ressources, est le service de la dette (remboursements), estimé à plus de 15 milliards de dinars.1 Le besoin total de trésorerie à mobiliser en 2026, incluant le déficit et le service de la dette, s’élève à 27,064 milliards de dinars.1
Tableau II. Synthèse des Agrégats Budgétaires et des Besoins de Financement PLF 2026
Catégorie | Montant (Milliards de Dinars Tunisiens) | Source Clé |
Recettes Globales | 52,560 | 1 |
Charges Budgétaires (Dépenses) | 63,575 | 6 |
Service de la Dette (Remboursements) | >15,000 | 1 |
Total Besoin de Financement | 27,064 | 1 |
La stratégie de financement est marquée par une dépendance structurelle à l’endettement intérieur, soulignant l’impossibilité actuelle de débloquer des fonds externes significatifs. Sur les 27,064 milliards de dinars à mobiliser, 19,056 milliards de dinars proviennent d’emprunts intérieurs, contre seulement 6,808 milliards de dinars d’emprunts extérieurs.1
Le point le plus délicat de cette stratégie réside dans le recours extraordinaire à la Banque Centrale. Le PLF 2026 prolonge et amplifie la mesure dérogatoire, autorisant le financement direct par la BCT à hauteur de 11 milliards de dinars.1 Ce montant, remboursable sur quinze ans avec une période de grâce de trois ans et sans intérêts, est destiné à soutenir la trésorerie de l’État, faisant de la Banque centrale le garant principal de la soutenabilité budgétaire.1
Ce recours massif au marché intérieur, combiné à l’utilisation directe de la BCT, génère deux risques économiques majeurs.
Premièrement, l’État a besoin de mobiliser une part considérable de l’épargne domestique pour financer son besoin de 19 milliards de dinars d’emprunts intérieurs. Cette demande massive draine la liquidité disponible du secteur bancaire, créant un phénomène d’éviction (crowding out). L’État, agissant comme emprunteur prioritaire, absorbe les fonds qui auraient pu être alloués au secteur privé productif. Le recours soutenu aux financements locaux pour couvrir la dette publique évince par conséquent les crédits destinés à l’économie, conduisant à des conditions de financement strictes pour l’investissement et les entreprises.2 Cet étranglement du crédit privé fragilise l’hypothèse de croissance à 2,4%.
Deuxièmement, le financement de 11 milliards de dinars par la BCT est perçu par de nombreux observateurs comme une monétisation du déficit, agissant de fait comme une “planche à billets”.1 Bien que cette mesure soit cruciale pour éviter l’insolvabilité budgétaire à court terme, elle pose des questions profondes sur les implications macroéconomiques à moyen terme, notamment en matière de stabilité monétaire et de crédibilité financière.1 L’effet attendu de cette injection monétaire est le maintien, voire l’accélération, d’une pression inflationniste. Si l’on retient la projection du FMI de 6,1% d’inflation pour 2026, cette dépendance structurelle à l’aide monétaire semble être un facteur déterminant de l’érosion future de la valeur du dinar et du pouvoir d’achat des citoyens.
Pour atteindre son objectif de recettes fiscales de 47,773 milliards de dinars, le PLF 2026 s’articule autour de réformes structurelles visant à élargir l’assiette fiscale et de l’introduction de nouvelles impositions.
L’État prévoit d’intégrer le secteur parallèle et de lutter contre l’évasion fiscale en misant sur la modernisation et la transparence.5 Ceci passe par la simplification et la digitalisation des procédures administratives, la simplification des obligations fiscales, et un effort pour consacrer la transparence des transactions financières. L’encouragement au recours aux moyens de paiement électroniques vise directement à réduire les transactions en espèces, limitant ainsi les marges de manœuvre du commerce parallèle.5
Le PLF prévoit également des mesures spécifiques de soutien aux entreprises, notamment aux PME, considérées comme un moteur de croissance. Une nouvelle ligne de crédit, dotée d’un montant de 10 millions de dinars (MD), sera disponible à partir de janvier 2026 et jusqu’à fin 2027 pour financer leurs charges de gestion et d’exploitation.8
Afin de renforcer les recettes et d’atteindre l’objectif de justice fiscale, plusieurs mesures d’imposition sont introduites :
L’analyse de ces nouvelles impositions révèle une dualité dans la stratégie fiscale. D’une part, l’introduction de l’Impôt sur la Fortune (IF) est une mesure alignée sur le discours de justice fiscale. D’autre part, la dépendance aux taxes indirectes, comme la redevance sur les recharges mobiles, contredit l’objectif d’équité. Les taxes sur la consommation sont par nature régressives, car elles affectent proportionnellement davantage les ménages à faible revenu que les ménages aisés, ce qui dilue l’effet recherché de justice sociale.14
Un autre risque significatif concerne la contribution de 4% imposée aux secteurs financiers. Bien que l’objectif soit de financer les caisses sociales sans impacter directement le budget de l’État, les observateurs craignent que cette charge ne soit répercutée sur les consommateurs finaux.12 La répercussion fiscale (tax shifting) pourrait se manifester par une augmentation des frais bancaires ou des taux d’intérêt sur les crédits. Si cela se produit, cette mesure, initialement destinée à renforcer la solidité des fonds sociaux, pourrait indirectement augmenter le coût de la vie pour les ménages et le coût de financement pour les entreprises.
Le quotidien du citoyen tunisien sera directement affecté par deux axes majeurs du PLF 2026 : une politique salariale compensatoire et une réforme radicale des subventions énergétiques.
Conscient de l’impact de l’inflation persistante sur les ménages, le PLF 2026 consacre une mesure majeure au soutien du pouvoir d’achat. Il prévoit une hausse des salaires et des pensions sur une période de trois années consécutives (2026, 2027, et 2028).16
Ces augmentations sont destinées à l’ensemble des employés des secteurs public et privé, ainsi qu’aux retraités.16 Mentionnée dans l’article 14 du projet de loi, cette mesure vise explicitement à atténuer l’impact de l’inflation et de la hausse des prix.16 Les modalités exactes, y compris les taux et les conditions d’application, doivent être fixées ultérieurement par décret gouvernemental.16
L’engagement à augmenter la masse salariale publique, déjà en forte progression 17, et celle du secteur privé, est une décision à la fois économique et politique. Elle est vue comme une mesure nécessaire pour assurer la paix sociale et la résilience de la population face aux réformes impopulaires et aux chocs de prix prévus. L’augmentation des salaires peut être interprétée comme une “dette sociale” contractée par l’État pour acheter l’acceptation des réformes structurelles.
L’effet le plus structurel et potentiellement déstabilisateur sur le quotidien provient de la réforme des subventions. La ministre des Finances a confirmé la levée définitive des subventions sur les carburants à partir de 2026.18 Cette mesure est une condition fondamentale imposée par les IFIs, visant à réduire drastiquement le déficit budgétaire, les subventions aux carburants ayant coûté jusqu’à 7 milliards de dinars par an.20
À partir de l’échéance de 2026, les prix des carburants ne seront plus fixés par l’État mais devront évoluer en fonction des cours du brut sur le marché international, assurant ainsi la “vérité des prix”.20
Cette levée des subventions aura un double impact inflationniste. D’abord, un impact direct sur le budget des ménages utilisant des véhicules. Ensuite, un impact inflationniste indirect, puisque l’augmentation du coût des carburants se répercutera sur l’ensemble des chaînes logistiques (transport de marchandises, produits agricoles, distribution), alimentant une inflation par les coûts (cost-push inflation).
Le PLF 2026 tente d’opérer un pari risqué de transfert compensatoire. La suppression des subventions générales est une nécessité macro-fiscale, mais elle doit être compensée par des transferts ciblés pour éviter une crise sociale.
Le gouvernement utilise les hausses de salaires et de pensions comme principal mécanisme de transfert compensatoire. Le risque majeur réside dans la disparité entre la rapidité et l’ampleur de l’inflation induite par la fin des subventions (et le financement monétaire) et le montant des augmentations salariales. Si l’inflation réelle (projetée à 6,1% par le FMI) dépasse les augmentations de revenus, le pouvoir d’achat net diminuera, annulant l’effet bénéfique de la hausse des salaires.16
Parallèlement, le projet vise à consolider les caisses sociales et à rationaliser les interventions du programme social Amen afin de garantir leur efficacité et de mieux cibler les catégories défavorisées.5 Cependant, l’efficacité de cette rationalisation est cruciale. Si les aides promises aux catégories vulnérables ne sont pas parfaitement ciblées et rapidement distribuées, le choc de la vérité des prix sur les carburants pourrait provoquer une instabilité sociale significative.19
Tableau III. Synthèse de l’Impact Socio-Fiscal des Mesures Clés sur le Quotidien
Mesure PLF 2026 | Impact Direct sur les Ménages | Risque/Contradiction | Sources |
Hausse Salaires/Pensions (2026-2028) | Augmentation du revenu disponible, atténuation de l’inflation perçue. | Risque que l’augmentation soit annulée par l’inflation induite par la réforme des subventions et la monétisation du déficit. | 16 |
Levée Subventions Carburants | Augmentation significative du prix à la pompe et du coût de la vie général. | Augmentation indirecte des coûts de logistique et alimentation, pénalisant les plus modestes. | 18 |
Taxes pour Caisses Sociales (ex: recharge mobile) | Baisse du pouvoir d’achat via l’augmentation des coûts de consommation courante. | Mesure régressive qui contredit l’objectif de justice sociale affiché. | 13 |
Le PLF 2026 tente d’intégrer une dimension de développement durable et équilibré, en mettant l’accent sur l’investissement et la justice territoriale.
Le projet de loi vise à créer un tissu économique plus équilibré et résilient à travers le pays.8 Les mesures de soutien aux PME sont centrales pour stimuler l’emploi et une croissance inclusive.4 Outre les mesures de simplification fiscale 5, la création d’une nouvelle ligne de financement de 10 MD, active jusqu’à la fin de l’année 2027, est spécifiquement dédiée à aider les PME à financer leurs charges de gestion et d’exploitation.9 Ce soutien est censé consolider le rôle de l’investissement privé comme moteur d’un développement économique équitable.
Cependant, il existe une incohérence majeure entre l’objectif de soutien aux PME et les contraintes de liquidité imposées par la stratégie budgétaire globale. L’État draine simultanément des volumes massifs de liquidité intérieure (19 milliards de dinars d’emprunts plus le financement BCT).1 L’effet d’éviction sur les marchés financiers domestiques maintient un coût du crédit structurellement élevé. Par conséquent, les taux d’intérêt élevés appliqués aux emprunts de l’État se répercutent sur le marché, limitant l’accès au financement pour les PME et réduisant la portée réelle des lignes de soutien ciblées (comme les 10 MD). L’État accorde un soutien ciblé d’un côté, mais étrangle le marché du crédit général de l’autre.
La justice régionale est une priorité affirmée, inscrite dans la vision prônée par la présidence de la République.4 L’élaboration du plan de développement 2026-2030 s’appuie sur une décentralisation des travaux au niveau des conseils locaux, régionaux et des districts.4
Pour concrétiser cette orientation, une ligne de financement spécifique de 15 MD est prévue pour l’investissement régional, notamment pour des projets gérés par la Banque Tunisienne de Solidarité (BTS).21
Le succès de cette stratégie dépend largement de la mise en œuvre décentralisée. Si la gouvernance est transférée aux structures locales et régionales, leur capacité administrative et technique à transformer rapidement les 15 MD d’allocations en projets productifs efficaces est primordiale. Si la mise en œuvre est retardée par des contraintes bureaucratiques ou un manque d’expertise locale, l’objectif de corriger les déséquilibres territoriaux restera une ambition théorique.
Le Projet de Loi de Finances 2026 est avant tout un budget de survie fiscale, conçu pour garantir la continuité de l’État en l’absence de financement externe stable. Il cherche un compromis instable entre la nécessité de se défaire de charges structurelles lourdes (subventions énergétiques) et l’impératif de maintenir la paix sociale via des hausses salariales.16
Le compromis le plus critique réside dans le choix de financement. L’autorisation dérogatoire de solliciter 11 milliards de dinars auprès de la BCT contourne l’urgence de la crise de liquidité et assure le service de la dette.1 Cependant, en internalisant massivement le financement par le recours à la création monétaire, l’État ne résout pas le déséquilibre structurel, mais le reporte, tout en exacerbant le risque macroéconomique de moyen terme.
Le paradoxe socio-fiscal est également frappant : le PLF promeut la justice sociale (Impôt sur la Fortune) mais repose en partie sur des mécanismes fiscaux régressifs (taxes indirectes) pour consolider les fonds sociaux.
Pour atténuer les risques inhérents au PLF 2026, les mesures suivantes sont recommandées :
Le Projet de Loi de Finances 2026 est un document de politique publique dicté par la contrainte de liquidité. Il est à la fois réformateur, en s’attaquant au lourd fardeau des subventions et aux déficits des caisses sociales, et risqué, en s’appuyant massivement sur un financement monétaire dérogatoire. L’impact sur le quotidien sera immédiat et contrasté : les hausses de salaires offrent un répit psychologique, mais elles risquent d’être rapidement annulées par les chocs inflationnistes résultant de la vérité des prix des carburants et de la dégradation de la stabilité monétaire. La réussite de ce budget dépendra entièrement de la capacité du gouvernement à exécuter rigoureusement des réformes complexes (fiscalité, ciblage des aides) dans un environnement macroéconomique intrinsèquement fragile et sous la menace constante d’un décrochage inflationniste.