Taxer plus, ou taxer mieux ? Le dilemme fiscal de la Tunisie

SAMI
December 22, 2025 8 mins to read
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La Tunisie se trouve à un carrefour décisif. Quatorze ans après sa révolution, le pays est confronté à la double exigence de consolider sa démocratie et d’opérer une transformation économique profonde. Au cœur de ce défi se trouve le système fiscal – un outil qui ne doit pas se limiter à la collecte de ressources, mais qui doit aussi servir la justice, la légitimité et le développement. Un diagnostic stratégique récent de l’Institut Tunisien des Études Stratégiques (ITES) révèle un système miné par des déséquilibres structurels, une défiance publique croissante et un besoin pressant de réforme globale.

Un déséquilibre structurel : la prédominance des impôts indirects

L’architecture du système fiscal tunisien est fondamentalement déséquilibrée. L’analyse de la période 2023-2025 montre que les impôts indirects, comme la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA), dominent largement, représentant 57,2 % du total des recettes fiscales. Les impôts directs – ceux prélevés sur les revenus et les bénéfices – n’en constituent que 42,8 %.

Cette structure est en contradiction frappante avec les normes internationales. Dans les pays de l’OCDE, les taxes sur la consommation représentent en moyenne 31,6 % des recettes fiscales totales. La forte dépendance aux impôts indirects est socialement régressive : les ménages à faibles revenus consacrant une part plus importante de leurs ressources à la consommation supportent un taux d’imposition effectif plus élevé.

Le rendement global du système est faible. Le ratio recettes fiscales/PIB de la Tunisie était de 25,2 % en 2024, soit un écart de plus de 8 points par rapport à la moyenne de l’OCDE (33,9 %). L’« écart fiscal » – la différence entre les recettes potentielles et les recettes effectivement collectées – est estimé à 4,2 % du PIB, ce qui représente près de 5,2 milliards de dinars de ressources publiques perdues chaque année.

Des inégalités profondes et une complexité byzantine

Le diagnostic identifie des problèmes majeurs concernant à la fois l’équité horizontale (traitement égal de situations similaires) et l’équité verticale (progressivité selon la capacité contributive).

L’équité horizontale est sapée par un maquis de 347 mesures dérogatoires au droit fiscal commun, créant un manque à gagner estimé à 2,8 % du PIB. Ces exonérations profitent principalement aux secteurs exportateurs et aux zones de développement régional, souvent sans évaluation systématique de leur efficacité économique.

L’équité verticale pâtit du caractère régressif du système. Les analyses montrent que les ménages les plus pauvres supportent un taux d’imposition effectif de 18,2 %, contre 16,7 % pour les plus riches – une inversion de l’idéal progressif.

À ces problèmes d’équité s’ajoute une complexité labyrinthique. La législation fiscale de base a subi plus de 1000 modifications en moins de 14 ans, créant une insécurité juridique, décourageant l’investissement et alourdissant les coûts de conformité pour les entreprises. Le classement de la Tunisie au 78e rang mondial dans le rapport Doing Business de la Banque Mondiale pour les procédures fiscales souligne cette lourdeur administrative.

Une crise de confiance : déficits de gouvernance et perception publique

Le constat le plus accablant est peut-être celui du déficit profond de gouvernance et de confiance publique. Le processus décisionnel est excessivement centralisé au sein du ministère des Finances, avec une consultation limitée et peu significative des parties prenantes. Le Conseil National de la Fiscalité, censé améliorer le dialogue, manque d’indépendance puisqu’il est présidé par le ministre des Finances.

Cette approche descendante a alimenté un cynisme public profond. Seulement 33 % des contribuables déclarent volontairement leurs revenus annuels. Une enquête auprès des dirigeants d’entreprise révèle que 66,4 % sont insatisfaits du système fiscal, 64 % se méfient de l’Administration fiscale, et 85,4 % estiment que « l’opérateur économique tunisien est en train de subir la fiscalité comme une sanction ou un instrument de violence illégale entre les mains de l’Administration ».

L’inefficacité perçue est criante : 58 % des dirigeants pensent que l’Administration fiscale n’a pas les moyens de lutter contre la fraude. Cette défiance est exacerbée par un manque structurel de transparence, l’absence de rapports publics réguliers sur les performances de recouvrement, l’impact des dépenses fiscales ou l’évolution des contentieux.

Les chocs externes et l’épreuve de la résilience

La période 2020-2025 a soumis le système fiscal à de rudes tests de résistance. La pandémie de COVID-19 a provoqué une baisse significative des recettes par rapport aux prévisions, contribuant à un déficit budgétaire dépassant 9 % du PIB en 2020. Paradoxalement, les années suivantes ont vu les recettes augmenter, portées principalement par l’efficacité des mécanismes automatiques de recouvrement (retenue à la source, TVA) et une pression fiscale accrue sur une base économique affaiblie – révélant la dépendance excessive de l’État aux prélèvements obligatoires pour compenser d’autres faiblesses budgétaires.

Les chocs géopolitiques récents, notamment la guerre en Ukraine, ont encore mis le système sous tension. La hausse des prix de l’énergie et des matières premières a comprimé les marges des entreprises, affectant les recettes de l’impôt sur les sociétés, tandis que la flambée de l’inflation a accru la pression sur les dépenses publiques, élargissant le déficit budgétaire.

S’inspirer du monde : benchmarks internationaux

La comparaison internationale offre à la fois une perspective édifiante et des modèles inspirants. Si la pression fiscale globale de la Tunisie (25 % du PIB) est relativement élevée pour un pays à revenu intermédiaire supérieur, sa structure est inefficiente.

Des exemples positifs tracent cependant une voie possible. La digitalisation réussie du Rwanda, avec son système de facturation électronique, a contribué à porter son ratio recettes fiscales/PIB à 17,7 %. Le système estonien de déclaration fiscale électronique obligatoire a atteint un taux de satisfaction des contribuables de 94 % et réduit de moitié les coûts administratifs. L’expérience marocaine en matière de décentralisation fiscale offre des enseignements précieux pour renforcer la gouvernance locale.

La feuille de route pour le changement : du diagnostic à l’action

Le diagnostic conclut que des ajustements paramétriques sont insuffisants. La Tunisie a besoin d’une refonte systémique alignée sur sa Vision 2035. La réforme proposée repose sur six piliers stratégiques :

  1. Une digitalisation intégrale : Transformer l’administration fiscale en un système intelligent et fondé sur la donnée pour améliorer la collecte, le contrôle et le service au contribuable.
  2. Une fiscalité verte : Introduire des instruments environnementaux alignés sur les Objectifs de Développement Durable pour internaliser les coûts écologiques et financer la transition climatique.
  3. L’équité fiscale et l’inclusion sociale : Rééquilibrer la charge fiscale en renforçant la progressivité, en luttant contre l’économie informelle et en ciblant mieux les dépenses sociales.
  4. La compétitivité économique : Simplifier le système pour en réduire les coûts, améliorer la prévisibilité et introduire des incitations ciblées pour les secteurs prioritaires.
  5. La décentralisation fiscale : Accorder aux collectivités locales une réelle autonomie financière pour réduire les disparités territoriales et renforcer la cohésion nationale.
  6. L’intégration internationale : Adopter les normes de l’OCDE en matière de transparence, d’échange automatique d’informations et de lutte contre l’érosion des bases fiscales pour renforcer la crédibilité et attirer les investissements.

Conclusion : une impérieuse nécessité nationale

Le diagnostic est clair : le système fiscal tunisien est structurellement essoufflé, socialement illégitime et économiquement inefficient. Il aggrave les inégalités, étouffe l’investissement et mine le contrat social. La transformation esquissée n’est pas un simple exercice technique mais un projet fondateur pour le renouveau national.

Réussir cette réforme exige un leadership politique sans précédent, la construction d’un large consensus social, un renforcement préalable des capacités administratives et un engagement inlassable en faveur de la transparence et de la communication. Les bénéfices – des ressources publiques accrues, un investissement stimulé, des inégalités réduites et une légitimité démocratique restaurée – justifient pleinement l’entreprise.

La tâche est monumentale, mais le coût de l’inaction est bien plus grand. Alors que la Tunisie regarde vers 2035, construire un système fiscal équitable, incitatif et résilient n’est pas seulement une nécessité budgétaire, mais un prérequis indispensable pour réaliser les aspirations nationales à la dignité, à la justice et à une prospérité partagée.

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