Le soleil commençait à se coucher sur Djerba, et les derniers rayons dorés illuminaient le sable, comme pour souligner la fin d’une ère et le début d’une autre. Nassim était assis à son bureau, les papiers éparpillés autour de lui. Les rapports financiers, les prévisions de production, les contrats en cours — tout était devenu un enchevêtrement de chiffres qui dansaient devant ses yeux. Mais il n’arrivait pas à se concentrer. Les murs du petit bureau de l’usine semblaient se refermer autour de lui.
La commande du groupe international avait été un succès. La production avait démarré à une échelle qu’il n’avait même pas osé rêver. Mais le prix à payer était de plus en plus évident. Solareef ne lui appartenait plus vraiment.
Kadri l’avait prévenu. Il lui avait dit que les affaires nécessitaient des compromis. Mais au fond de lui, Nassim savait que ce n’était pas ce qu’il avait imaginé. L’usine était maintenant une machine bien huilée, mais elle était dirigée par des mains qui ne comprenaient pas la passion derrière chaque infusion, chaque arôme qu’il avait créé.
Il se leva brusquement, s’éloigna du bureau et sortit dans la cour de l’usine. L’air frais de la mer se mêlait à l’odeur d’herbes séchées. Il avait besoin de clarté, d’une respiration. Mais au lieu de calme, il se retrouva face à un nouveau conflit : la prise de contrôle de Solareef était bien entamée.
Un mois après la signature du premier contrat, la tension commença à se faire sentir. Kadri, qui avait apporté le capital nécessaire pour démarrer l’usine, n’hésitait plus à intervenir à chaque étape de la production. Les décisions commerciales, désormais prises sans Nassim, étaient dictées par une logique qui ne correspondait pas à sa vision.
Kadri imposa de réduire la qualité des ingrédients pour augmenter les marges bénéficiaires. Une sacrée ironie : le produit qui avait fait le succès de Solareef était en train de se transformer en un produit industriel standard. Le rêve de Nassim devenait peu à peu une simple marchandise.
Cela le rongeait. Chaque fois qu’il entrait dans l’usine et voyait les machines tourner à plein régime, il se sentait étranger à sa propre invention. Il n’était plus un créateur, mais un spectateur.
Un après-midi, alors qu’il était en train de vérifier les derniers lots d’arômes produits, il reçut un appel de Lamine, le responsable du groupe international.
— « Monsieur Elbari, nous avons des retours concernant la dernière livraison. Il y a quelques irrégularités dans les arômes. Certains lotissements n’ont pas la même qualité que les précédents. » La voix de Lamine était calme, professionnelle, mais derrière chaque mot, Nassim sentit un poids de jugement.
Il avait essayé d’alerter Kadri à plusieurs reprises sur l’importance de maintenir la qualité, mais celui-ci balayait chaque objection, justifiant ses choix par des impératifs économiques. Le marché était roi, et ce marché exigeait des prix plus bas, des marges plus grandes.
Cela ne faisait plus sens pour Nassim. Le rêve qu’il avait bâti semblait s’effriter sous ses yeux, non pas à cause de l’impossibilité technique, mais à cause de l’indifférence à l’art de l’invention.
Ce soir-là, Nassim ne rentra pas chez lui. Il se rendit à l’endroit qui l’avait toujours inspiré : le vieux phare de Djerba, surplombant l’océan. Là, au sommet, il se tenait seul, contemplant l’horizon infini. Le vent salé emportait ses pensées. Il se sentait perdu, comme une boussole qui ne savait plus où pointer.
Si tout cela disparaissait demain… est-ce que je serais encore moi ? pensait-il.
Il était pris dans un tourbillon qu’il ne pouvait plus contrôler. Et pourtant, au fond de lui, une voix persistait : C’est mon invention. C’est mon rêve. Et je ne peux pas le laisser partir.
Le lendemain matin, il décida de confronter Kadri. Il savait que c’était risqué, mais il n’avait plus le choix. Si Solareef devait rester fidèle à sa vision, il fallait qu’il agisse maintenant.
Ils se retrouvèrent dans le bureau de Kadri. L’homme, comme toujours, était assis derrière son bureau, un air calme sur le visage. Mais Nassim n’eut aucune hésitation.
— « Monsieur Kadri… je ne reconnais plus ce que nous sommes en train de construire. Ce projet, ce rêve que j’avais… il s’efface derrière des chiffres, des compromis. On étouffe la qualité pour faire place au rendement. Et ça… ce n’est plus mon rêve. »
La voix de Nassim était posée, mais une tension sourde vibrait dans ses mots. Il tenait bon, mais au fond, une partie de lui vacillait.
Kadri posa son stylo et le regarda en silence. Pendant un instant, rien ne se passa. Puis, il répondit d’une voix tranquille :
— « Nassim, la réalité des affaires est dure. Nous avons des marges à respecter, des objectifs à atteindre. Ce que tu appelles “qualité” est un luxe. Le marché ne veut pas de luxe. Il veut de la consistance. »
Les mots étaient glacials. Mais Nassim les entendait avec une clarté nouvelle. Il comprenait enfin où il en était.
Il se leva, regarda Kadri une dernière fois.
— « Très bien. Mais sache une chose, Monsieur Kadri… vous avez peut-être 66 % de cette entreprise. Mais cette entreprise, c’est mienne. Et il est temps que je reprenne le contrôle. »
Il sortit sans un mot de plus, son cœur battant, la tête pleine de projets. Ce qu’il avait créé lui appartenait, et il était prêt à tout pour le reconquérir.
Le chemin serait difficile. Les obstacles étaient nombreux. Mais pour la première fois, Nassim savait ce qu’il avait à faire : il allait reprendre son rêve.