La filière dattes en Tunisie : une rente captée par quelques familles dominantes

SAMI
October 5, 2025 11 mins to read
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La Tunisie est aujourd’hui l’un des leaders mondiaux de l’exportation de dattes, principalement de la variété Deglet Nour. Selon des données officielles récentes, le pays exporte chaque année environ 120–130 000 tonnes de dattes, pour une valeur d’environ 270 millions de dollars (866 millions de dinars)[1]. Ces exports représentent près de 15 % du total des recettes agricoles à l’export[1], plaçant la datte au 2ᵉ rang des produits agricoles exportés (après l’huile d’olive)[2][1]. À l’échelle mondiale, la Tunisie est le 5ᵉ plus gros exportateur en volume de dattes et le 1er en valeur, témoignant d’une forte demande pour sa qualité (facteurs de prix élevés)[3]. Ce rôle stratégique est vital pour l’économie nationale (environ 13–15 % des exportations agricoles) et pour l’emploi local (plus de 50 000 producteurs oasiens impliqués, à 90 % sur des exploitations < 2 ha[4]).

Néanmoins, derrière ces chiffres flatteurs se cache un système très déséquilibré et oligopolistique. La valeur ajoutée de la filière est majoritairement captée par quelques grands groupes familiaux historiques. Trois acteurs dominent le conditionnement et l’export : le groupe VACPA (famille Boujbel, secteur de Béni Khalled, ~1 230 emplois), la société Nouri & Compagnie (famille Nouri, Tozeur/Ben Arous, ~850 emplois) et Horchani Dattes (famille Horchani, Tozeur, ~750 emplois)[5]. Ces familles (Boujbel, Horchani, Nouri – parfois orthographié Nouira –, etc.) contrôlent les principaux circuits de collecte et exportation. Ce contrôle étroit des intermédiaires clés crée une situation monopolistique où les petits producteurs ont peu de poids face à ces collecteurs historiques. Comme le note un rapport de la Banque mondiale/IFC, malgré le « bon positionnement international » des dattes tunisiennes, les exportateurs nationaux restent peu nombreux et l’accès aux marchés difficile pour les agriculteurs isolés[6].

Mécanismes de rente et captation de la valeur

Le secteur de la datte tunisienne illustre une économie de la rente : les bénéfices sont tirés non par l’innovation, mais par le contrôle exclusif des filières de commercialisation. Les exportateurs et conditionneurs « historiques » fixent les règles du jeu. Par exemple, les intermédiaires achètent souvent la datte aux producteurs à un prix dérisoire (environ 2 dinars/kg en saison), puis la revendent jusqu’à 8 dinars/kg ou plus à l’export, réalisant des marges supérieures à 300 %. Les données disponibles confirment l’importance de ces marges : le prix moyen aux producteurs reste très bas comparé au prix d’export, alimentant un fort écart de valeur ajoutée. Les collecteurs (bureaux d’achat familiaux) imposent des contrats de gré à gré peu transparents, fondés sur la confiance. Ils financent les producteurs en intrants (engrais, irrigation) et endettent les petites exploitations, créant une dépendance de fait. Cette situation est dénoncée par certains acteurs du terrain : Chaker Bardoula, agriculteur et ancien président de la chambre régionale d’agriculture, affirme que « ce sont les conditionneurs et les exportateurs qui se remplissent les poches et tuent les agriculteurs »[7].

Les barrières réglementaires renforcent ce statu quo : par exemple, l’exportation de dattes est réservée aux unités agréées (certificat du Conseil National des Dattes), ce qui avantagerait les acteurs en place. De fait, toute nouvelle coopérative ou petit producteur peinent à accéder au marché extérieur. En pratique, la quasi-totalité des récoltes oasiennes (80–90 %) transitent par ces intermédiaires dominants. Selon une enquête de terrain, 80 % de la production de Tozeur est vendue sur pied aux collecteurs, sans intervenir dans la filière commerciale formalisée.

Conditions de production et tensions agricoles

Du côté des producteurs, les conditions restent précaires. La terre n’est pas toujours sécurisée : on estime que près de 75 % des parcelles oasiennes ne sont pas immatriculées, empêchant les paysans d’obtenir des crédits bancaires indépendants. De nombreux exploitants dépendent donc du système de khoummiss  – un partage traditionnel de la récolte où l’employeur récupère un cinquième des dattes – ou de contrats abusifs avec les grands collecteurs. L’État a progressivement délégué la gestion des intrants et des infrastructures aux acteurs privés, abandonnant le terrain aux plus offrants.

L’eau, ressource vitale des oasis, est devenue un enjeu majeur de conflit. Les associations locales dénoncent la privatisation des ressources hydrauliques. Par exemple, l’ancien projet public du Régim-Maâtoug (sous armée tunisienne) visait à irriguer de nouvelles palmeraies, mais a surtout entretenu des forages anarchiques, asséchant les nappes phréatiques[8]. Selon l’ingénieur phœnicicole Karim Kadri, « les jaillissements spontanés ont commencé à s’épuiser avec l’implantation de nouvelles extensions autour de l’ancienne palmeraie »[9]. Aujourd’hui, de nombreux agriculteurs accusent l’État d’avoir « sacrifié ce que nous avons de plus précieux » (l’eau) en multipliant les forages, y compris privés (hôtels, investisseurs agricoles)[10]. Les réactions sur le terrain sont dures : le président de l’association locale La Ruche, Salem Ben Slama, déplore que près de 40 % des agriculteurs de Tozeur « n’ont rien vendu cette année et le reste a bradé sa récolte » face à l’effondrement des conditions de culture[11].

À ces difficultés structurelles s’ajoutent les effets du changement climatique : la région a connu des sécheresses intenses et des pluies records en déficit (nov. 2021, -50 % d’eau)[12]. De nouvelles maladies (acarien « boufaroua », attaquant les palmiers) se répandent quand elles étaient rares auparavant[13]. Beaucoup de paysans abandonnent des parcelles jadis verdoyantes. Comme l’explique Amor, un agriculteur oasien : « Cette année, la récolte est une catastrophe, j’ai presque tout perdu. Dans les parcelles voisines, les régimes de dattiers sèchent par centaines sur les arbres »[14]. Chaque année renouvelée de telles crises aggrave l’endettement et la misère des exploitants, qui voient augmenter leurs factures d’eau et de dette sans pouvoir vendre leur production.

Problèmes de commercialisation et d’exportation

Le caractère informel et opaque du marché accentue l’asymétrie. Les transactions sur le terrain reposent sur des accords oraux et des réseaux de confiance : il n’existe pas de marchés publics transparents ni de prix planchers garantis aux producteurs. Parallèlement, les services publics liés à l’export (certification phytosanitaire, inspections qualité) restent centralisés à Tunis, compliquant la démarche des petits collectifs de producteurs. Les exportateurs tunisiens visent principalement des marchés exigeants (Europe, Asie), mais la chaîne logistique leur coûte cher (transport et conditionnement). Les grands collecteurs partenaires des exportateurs locaux (Horchani, Boujbel/VACPA, Nouri, etc.) nouent souvent des alliances avec les agriculteurs via des coopératives pour sécuriser l’approvisionnement[15]. En résumé, les petits exploitants indépendants « rencontrent des difficultés en termes d’accès aux marchés et de capacité technique, et parviennent difficilement à écouler leurs produits dans un marché déjà saturé »[15].

Cette structure oligopolistique pèse sur les prix. Les industriels et exportateurs sont accusés par les producteurs de faire pression pour dévaloriser la récolte. En pleine crise (COVID-19), l’effondrement des exportations temporaires a servi d’occasion : « Les intermédiaires du marché ont profité de l’arrêt momentané des exportations en 2019 pour faire pression sur les agriculteurs, les obligeant à casser leurs prix », rapporte Chaker Bardoula, agriculteur local et ancien président de la chambre régionale d’agriculture[7]. Selon lui, ce sont bien les « conditionneurs et exportateurs qui se remplissent les poches et tuent les agriculteurs »[7]. Une telle capture de la rente commerciale contribue à maintenir les paysans dans la pauvreté, malgré la valeur mondiale élevée du produit.

Témoignages d’agriculteurs oasiens

Les dégâts humains de ce système apparaissent clairement dans les témoignages des producteurs. Amal, une agricultrice de Douz, exprime son amertume : « Cette campagne est la pire que nous ayons vécue. Nous avons travaillé du lever au coucher du soleil, mais la moindre goutte de pluie ou la moindre molécule d’eau est devenue rare. Beaucoup d’entre nous s’endettent pour l’eau sans aucune garantie de revenu. » De même, Salem Ben Slama souligne l’urgence : « Près de 40 % des agriculteurs de Tozeur n’ont rien vendu cette année et le reste a bradé sa récolte »[11], signe d’une crise d’écoulement profonde. Chaker Bardoula résume le ressentiment général :

« Aujourd’hui, ce sont les conditionneurs et les exportateurs qui se remplissent les poches et tuent les agriculteurs. »[7]

Ces paroles reflètent le sentiment d’injustice ressenti dans les oasis : malgré un produit de très haute valeur marchande, les agriculteurs locaux reçoivent une part dérisoire de la valeur finale. Ils dénoncent d’une même voix une rente concentrée au sommet de la filière.

Goulots d’étranglement du conditionnement et de l’exportation

Le manque d’unités de conditionnement proches des zones de production accroît la fuite de valeur vers d’autres régions. Contrairement aux producteurs, les grands exportateurs opèrent souvent dans des centres urbains ou industriels (Nabeul, Sfax, Tunis). La production oasienne est acheminée vers ces usines périphériques, privant ainsi les régions du Sud de retombées économiques (emplois stables, développement local). De plus, la certification d’export n’est assurée que dans la capitale, créant un coût logistique pour les petits exportateurs émergents. Sur le plan public, l’État s’est largement retiré de la régulation : il n’existe pas de stratégie nationale coordonnée pour soutenir les producteurs ou briser les monopoles privés. La création ponctuelle (2017) d’un Office National des Dattes (OND) a répondu à des sit-in de producteurs, mais n’a guère amélioré l’accès au marché pour les petits agriculteurs (absence de pouvoir de contrôle sur les intermédiaires)[16].

Perspectives et réformes nécessaires

Malgré un potentiel oasien ancien (4 000 ans de phœniciculture) et une demande internationale solide, la filière dattes en Tunisie paie le prix de sa gouvernance défaillante. De nombreuses voix s’élèvent pour demander des réformes structurelles. Parmi les pistes avancées :

  • Briser les monopoles par le droit : réviser la réglementation de l’agrément à l’export pour permettre l’entrée de nouveaux opérateurs (coopératives, PME locales)[5][7].
  • Décentraliser les services d’appui : installer des bureaux d’inspection et de certification dans le Sud (Tozeur, Gabès, Kébili) afin de faciliter l’export pour les petits producteurs indépendants.
  • Régulariser le foncier oasien : immatriculer les terres privées pour lever les freins au crédit et à l’investissement local.
  • Renforcer les infrastructures hydrauliques durables : financer l’équipement en irrigation moderne (forages contrôlés, réseaux goutte-à-goutte) et des systèmes de recouvrement des coûts sociaux pour l’eau, afin de protéger la ressource sans asphyxier les paysans.
  • Développer la transformation locale : encourager la création d’usines de conditionnement et de dérivés (date paste, sirop, confiserie) dans les zones oasiennes. Cela augmenterait la valeur ajoutée locale et créerait des emplois durables sur place, comme le préconise la Banque mondiale[15].
  • Encourager les labels et circuits courts : promotion de filières bio ou équitables, et de marchés locaux pour les dattes communes (moins prisées à l’export) peut diversifier les débouchés. L’instauration d’AOC ou de labels « Oasis de Tozeur » pourrait aider à valoriser l’image du produit et distribuer plus équitablement la rente.

Ces réformes pourraient restaurer un équilibre entre les acteurs : les producteurs oasiens, contraints aujourd’hui à la précarité, retrouveraient pouvoir de négociation et part des gains. Elles offriraient aussi un renouveau à long terme pour la filière : un meilleur partage de la rente dynamiserait l’économie rurale du Sud tunisien et garantirait la pérennité de la culture du palmier-dattier dans un contexte climatique de plus en plus hostile. Sans changement, le secteur risque de concentrer davantage de profits tout en faisant se dépeupler ses oasis, privant la Tunisie d’une richesse patrimoniale et agricole unique.

Sources : Statistiques officielles et analyses sectorielles[3][1], rapports industriels tunisiens[5], enquêtes de terrain[17], et témoignages recueillis dans la presse indépendante[17][14]. Ces sources confirment la domination de quelques opérateurs familiaux et les difficultés graves vécues par les petits producteurs oasiens.


[1] [3] [4] [6] [15] ifc.org

https://www.ifc.org/content/dam/ifc/doc/2023-delta/ifc-market-bite-report-agri-digitalization-tunisia-november-2022-french-002.pdf

[2] The economic importance of date production in Tunisia. Mr.), Ministry of Agriculture, Water Resources and Fisheries, Tunisia).

https://cisr.ucr.edu/sites/g/files/rcwecm2631/files/2019-12/dorsaf-ben-ahmad-zaag-tunisia-rpw-conference-2017.pdf

[5] Microsoft Word – 24-IAA-Conditionnement de datte.doc

https://www.tunisieindustrie.nat.tn/fr/download/fichesPro/IAA/08.pdf

[7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [17] En Tunisie, l’oasis de Tozeur se meurt

https://reporterre.net/En-Tunisie-l-oasis-de-Tozeur-se-meurt

[16] dattes | Tustex

https://www.tustex.com/tags/dattes

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