Le ciel de Tunis était gris ce matin-là, épais comme un couvercle. Nassim remontait l’avenue de la République, les poches pleines de petits outils, de schémas froissés, et d’espoir. Il se rendait à un laboratoire universitaire, cette fois avec un plan clair : convaincre un encadrant de l’aider à tester scientifiquement son idée.
Il avait passé la nuit à réviser la structure moléculaire des arômes, à relire les publications scientifiques sur l’extraction par solvants, à formuler ses hypothèses comme un chercheur professionnel. Il portait une chemise propre. Il avait même répété sa présentation devant le miroir.
Mais le professeur Rahmi, vieux maître aux cheveux fins et à la voix lasse, le reçut à peine. Derrière ses lunettes à monture dorée, ses yeux le jugeaient déjà avant qu’il ne parle.
— « Tu es en première année de master, Nassim. Tu ne comprends même pas encore les bases de la chromatographie. Comment peux-tu prétendre… inventer une technologie ? »
Nassim inspira, puis parla quand même. Avec calme. Il expliqua l’idée de l’extraction à l’air sec, de la biomimétique, de l’efficacité naturelle du transfert aromatique. Il sortit ses croquis, parla de ses premiers essais sur le clou de girofle. Il osa rêver tout haut.
Mais le professeur fronça les sourcils, secoua la tête, et prononça la phrase qui allait le hanter pendant des années :
— « Tu dois être réaliste. Ce n’est pas ton rôle de rêver. »
Il ressortit du bureau le cœur compressé. Les murs du bâtiment lui semblaient plus étroits, l’air plus lourd. Les couloirs sentaient l’humidité et le désenchantement.
Tu dois être réaliste.
C’était la version polie de : reste à ta place.
Mais Nassim ne connaissait pas la résignation. Pas encore.
Il se remit à bricoler, chaque soir, dans la minuscule pièce de débarras que sa mère appelait le placard à outils, mais qu’il rebaptisa son atelier. Il accumulait des ventilateurs, des filtres, des morceaux de verre, des résistances. Il recyclait des moteurs de climatiseur, soudait sans protection, testait, brûlait, recommençait.
À 24 ans, il réussit ce que ses professeurs jugeaient impossible : il créa un système fonctionnel d’extraction d’arômes par air sec, dans un pays où même l’imagination semblait sous embargo.
La deuxième version du prototype fut assemblée à Monastir, grâce à un ami mécanicien. Ce modèle était plus stable, mieux calibré. Nassim choisit encore une fois le clou de girofle, pour tester la robustesse du procédé.
Le résultat fut renversant.
L’odeur… c’était l’odeur pure du clou, sans amertume, sans brûlure, sans trahison. C’était comme si la plante parlait, pour la première fois, dans toute sa vérité.
Nassim resta assis devant l’appareil en silence. Il ne dit rien pendant plusieurs minutes. Il avait réussi.
Pas juste un essai. Une preuve.
Pas juste une idée. Une technologie.
Et dans ce silence, une pensée s’imposa :
Personne ne viendra me valider. Personne ne va applaudir. Alors c’est à moi de croire en moi.
Il baptisa sa technologie AetherBrew, du mot grec “aether”, l’air pur, et “brew”, l’infusion. Un nom qui contenait déjà toute sa vision : fusionner nature et science pour offrir l’essence du goût.
Il n’en parla à personne, sauf à son carnet, dont les pages s’épaississaient de formules, de croquis, de scénarios d’application.
Et un jour, entre deux lignes de réflexion, il écrivit en lettres capitales :
Et si je l’utilisais pour faire du thé instantané ?
Car il y avait une vérité que tous ignoraient : en Tunisie, le thé est une culture, un rituel, presque une religion. Mais le thé instantané ? Une hérésie, une plaisanterie industrielle, bonne pour les glacières de supermarché.
Nassim voulait changer cela.
Il ne voulait pas juste vendre une poudre.
Il voulait créer une expérience.
Quelques mois plus tard, dans la cuisine familiale, il ajouta une petite pincée de sa poudre de menthe extraite par AetherBrew à une tasse d’eau chaude. Il remua. Goûta. Ferma les yeux.
C’était incomparable.
Sa mère, curieuse, prit une gorgée.
Elle le regarda, surprise, presque troublée.
— « Mais… c’est meilleur que le thé que je fais moi-même. »
Ce jour-là, Nassim comprit qu’il venait de découvrir bien plus qu’une innovation.
Il tenait une arme douce et invisible.
Une révolution en poudre.