Fiction : L’inventeur de l’impossible – Chapitre 4 – L’ombre du contrat

SAMI
May 25, 2025 6 mins to read
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Djerba, 2012.

La mer s’étendait là, calme et silencieuse, comme un miroir brisé reflétant un ciel lourd, mais porteur de promesses. Le soleil frappait fort, presque brûlant, pourtant Nassim ne le sentait plus vraiment. Il était assis dans une petite salle du centre d’affaires, face à Monsieur Kadri, cet homme aux lunettes d’or et au regard d’acier. L’air semblait chargé, comme si chaque mot prononcé pesait, mais aussi comme s’il portait la promesse d’un tournant inévitable.

Monsieur Kadri n’était pas un homme comme les autres. Juif tunisien d’une cinquantaine d’années, il portait avec lui le poids de plusieurs générations, un mélange subtil d’histoire familiale, de traditions anciennes et de secrets soigneusement gardés. Sa silhouette élégante, toujours impeccable, contrastait avec l’œil perçant et l’attitude prudente d’un homme qui avait appris à lire entre les lignes du monde.

Kadri n’était pas seulement un homme d’affaires ; il était un fin stratège, un conteur d’ombre et de lumière. Sa voix, posée et mesurée, cachait des énigmes qu’il ne laissait jamais deviner complètement. On racontait dans certains cercles qu’il entretenait des connexions dans des milieux insoupçonnés, des relations qu’il cultivait avec patience, à l’image d’un vieux jardinier qui sait que les plus belles fleurs demandent du temps pour éclore.

Issu d’une famille de la vieille communauté juive de Tunis, Kadri avait grandi entouré de récits, de langues mêlées et d’histoires croisées, où la sagesse populaire côtoyait le poids des exils et des retours. Son identité était un parchemin où se mêlaient mystères, fierté et parfois des blessures secrètes. Ce passé, il le gardait enfoui derrière son masque d’homme d’affaires sûr de lui.

L’invention de Nassim, c’était bien plus qu’un simple thé. C’était une méthode unique pour extraire et préserver les saveurs naturelles des feuilles, alliant tradition et innovation. Grâce à un procédé précis d’extraction à basse température, il capturait l’arôme authentique du thé, sans jamais le dénaturer. Ce thé avait une rondeur, une profondeur et une fraîcheur inédites, révélant des notes délicates d’herbes, d’épices et de fleurs. Nassim avait trouvé l’équilibre parfait entre science et savoir-faire artisanal, créant un produit qui racontait une histoire et éveillait les sens.

— « Vous me parlez de technologie, d’air, de goût, de révolution, » dit Kadri lentement, posant ses mots comme des pierres, « mais ce que je vois, Nassim, c’est une petite entreprise sans ressources. Vous avez besoin d’aide. »

Nassim le regarda, les mains légèrement tremblantes, non de peur mais d’une détermination farouche. Il savait ce que cela signifiait. Kadri offrait un soutien, mais au prix d’une part de liberté. Pourtant, au fond de lui, Nassim n’était pas prêt à renoncer à l’essence de son rêve.

— « Je comprends, Monsieur Kadri. Mais mon idée est bien plus qu’une simple affaire. C’est une révolution. Et je refuse de vendre mon âme pour de l’argent. »

Kadri esquissa un sourire, un sourire d’homme d’affaires aguerri, celui qui connaît chaque négociation, chaque faiblesse. Mais dans ce sourire se cachait aussi un homme qui avait appris, au fil des années, que chaque rêveur doit faire face à ses propres ombres.

— « Vous n’êtes pas encore prêt à comprendre, Nassim. Le monde fonctionne ainsi. Rien n’est gratuit. Tout a un prix. » Il posa le contrat sur la table, le regardant droit dans les yeux. « Si vous voulez aller plus loin, vous devrez céder une partie de vos rêves. »

Le contrat reposait là, immobile. Nassim connaissait déjà ses termes : 30 000 dinars contre 66 % de l’entreprise. Une offre qui aurait pu briser un rêveur. Mais Nassim n’était plus un enfant. Il était prêt à faire un pas, à s’engager dans cette voie, même si cela signifiait un sacrifice.

Il prit une profonde inspiration et se leva, son regard se perdant un instant à travers la fenêtre sur l’horizon infini. Cette mer qu’il aimait tant lui semblait plus vaste que jamais, pleine de promesses, d’inconnu, et peut-être de victoire. Signer ce contrat marquait la fin d’une époque, mais aussi le début d’une autre, avec ses propres défis.

Kadri avait l’argent. Nassim avait la technologie. Ensemble, ils pouvaient peut-être faire grandir Solareef. L’indépendance n’était pas encore acquise, mais le chemin s’ouvrait.

Il se retourna, le regard clair, chargé d’une force nouvelle.

— « Je vais signer. Mais sachez une chose, Monsieur Kadri : ce n’est que le commencement. »

Le stylo glissa dans sa main, puis dans celle de Kadri, qui signa d’un geste sûr. Deux tiers de l’entreprise changeaient de mains. Nassim venait certes de céder une part de lui-même, mais aussi de s’offrir une chance.


Les semaines qui suivirent virent Solareef prendre forme. Ce n’était pas encore le laboratoire de rêve qu’il imaginait, mais un entrepôt poussiéreux, bruyant, mal équipé. Kadri imposait sa vision, serrant les rênes avec fermeté, contrôlant chaque décision.

Le rêve semblait s’effilocher sous la pression du réel, mais Nassim puisait sa force dans les petits signes : une saveur préservée, un client conquis, une innovation bien gardée. Son rêve n’était pas mort. Il respirait, caché, patient.

Les nuits étaient parfois agitées, peuplées de chiffres et de doutes. Mais chaque matin, il retournait à l’atelier, prêt à créer, à inventer, à bâtir. Il savait que Solareef grandirait. Que le thé trouverait sa place.

Peu importe les sacrifices, le rêve vivait toujours, prêt à éclater au grand jour. Et cette pensée suffisait à nourrir l’espoir qui l’animait.

Mais derrière chaque décision se cachait une vérité encore plus profonde, un secret que Nassim était loin d’imaginer… À suivre au Chapitre 5.

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